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Devoir de vigilance des sociétés et recevabilité des demandes en justice
Par ces trois arrêts du 18 juin 2024, la chambre 5-12 de la Cour d’appel de Paris, a rendu trois décisions particulièrement importantes en matière de devoir de vigilance, notamment en ce qui concerne la recevabilité des actions judiciaires intentées par des associations et des collectivités territoriales en matière de devoir de vigilance contre des sociétés d’énergie. La justice française est saisie de demandes de mise en place ou de modification de plans de vigilance établis par des sociétés dont le siège social de la société mère est en France. Trois affaires ont été jugées par la Cour d’appel de Paris dans lesquelles les sociétés mises en cause sont Total Energie, EDF et SUEZ. Il s’agit de grandes sociétés françaises qui sont accusées de ne pas avoir été en conformité avec la loi n°2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre qui met en place une obligation de créer un plan de vigilance répondant à un certain nombre de critères.
Dans ces trois affaires, la Cour d’appel de Paris devait statuer sur les conditions de recevabilité d’une action en justice tendant à faire respecter le plan de vigilance prévu par la loi n°2017-399 du 27 mars 2017.
Trois sociétés françaises ont été assignées par des associations et collectivités territoriales en justice afin de faire respecter le devoir de vigilance par application de la loi du 27 mars 2017.
La société SA Suez (devenue SA Vigie Groupe) ayant son siège social en France exploitait une usine de traitement d’eau potable à travers sa filiale au Chili. En juillet 2019, une contamination des cours d’eau a eu lieu, causée par un déversement d’hydrocarbures provoquant une rupture dans l’accès des habitants à l’eau potable.
La société EDF était quant à elle challengée par rapport à un projet de parc éolien lancé en 2011 au Mexique. En septembre 2019, l’ONG ECCHR reproche à EDF de ne pas avoir prévu de mesures de vigilance sur les risques et la prévention du parc éolien mexicain, notamment des droits des populations locales.
Enfin, par acte du 28 janvier 2020, plusieurs associations et communes ont assigné la société Total SA en réparation au motif que son plan de Vigilance 2018 ne répondait pas aux exigences de la loi de 2017.
Pour rappel, le devoir de vigilance est fondé sur la loi n°2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre par la mise en œuvre effective d’un plan de vigilance.
Conformément à l’article L.225-102-4 du Code de commerce, la mise en place effective d’un plan de vigilance est une obligation applicable à toute société d’au moins 5.000 salariés, dont le siège est fixé sur le territoire français ou d’au moins 10.000 salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger.
Ce plan doit comporter :
- 1° Une cartographie des risques destinée à leur identification, leur analyse et leur hiérarchisation ;
- 2° Des procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, au regard de la cartographie des risques ;
- 3° Des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves ;
- 4° Un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements relatifs à l’existence ou à la réalisation des risques, établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives dans ladite société ;
- 5° Un dispositif de suivi des mesures mises en œuvre et d’évaluation de leur efficacité.
La recevabilité d’une action judiciaire sur le fondement de l’article L.225-102-4 du code de commerce est soumise à l’envoi d’une mise en demeure, restée vain pendant une durée de trois mois.
En l’espèce, ces trois sociétés ont été assignées sur le fondement de l’article L.225-102-4 du Code de commerce par un certain nombre d’ONG, d’associations et de collectivités territoriales.
Ces trois arrêts sont particulièrement importants pour l’éclairage qu’ils apportent à la mise en œuvre d’une action judiciaire sur le fondement de l’article L.225-102-4 du Code de commerce et notamment les exigences en termes de mise en demeure et d’intérêt à agir.
Ainsi, dans l’affaire EDF, la Cour d’appel de Paris a rappelé le caractère obligatoire de la mise en demeure, indiquant que cette mise en demeure conditionne la recevabilité de l’action en justice sur le fondement de l’article L.225-102-4 du Code de commerce. A ce titre, elle avait ainsi validé la mise en demeure adressée par les demandeurs, considérant qu’elle était suffisamment claire et précise pour permettre à EDF de mettre leur plan de vigilance en conformité.
Dans l’affaire de SUEZ, les demandeurs avaient mis la société SUEZ, via son directeur général, en demeure de publier un nouveau plan de vigilance qui comprend :
- Une cartographie de l’ensemble des sociétés contrôlées par SUEZ SA et qui relèvent du périmètre de son devoir de vigilance
- Une cartographie hiérarchisée des risques des activités de SUEZ au Chili, ainsi que la méthodologie appliquée pour procéder à cette hiérarchisation, notamment en ce qui concerne les modalités de consultation des communautés locales ;
- Le détail des mesures d’atténuation des risques et de prévention des atteintes graves aux droits humains que SUEZ met en ‘œuvre, en fonction des risques ainsi identifiés préalablement, ainsi que du dispositif de suivi et de mise en ‘œuvre efficace de ces mesures.
Or, SUEZ avait contesté la recevabilité de l’action judiciaire au motif que les associations avaient mis en demeure, puis assigné une filiale SUEZ et non pas la société mère, et que seule la société mère était tenue de formaliser un plan de vigilance sur le fondement de l’article L.225-102-4 du Code de commerce.
La Cour d’appel valide cette argumentation en rappelant que la société mère avait établi et mis en œuvre un plan de vigilance, peu important dans l’analyse de ses insuffisances éventuelles, et qu’en conséquence, la filiale était réputée satisfaire à son obligation de vigilance visée par l’article L.225-102-4 I et n’avait pas qualité à défendre à l’action.
Enfin, l’affaire Total Energies SA permet à la Cour d’appel de Paris de confirmer que la mise en demeure doit être suffisamment claire et précise pour permettre aux entreprises visées de se mettre en conformité.
Ainsi, « le pouvoir juridictionnel du juge de l’action en injonction est conditionnée à une mise en demeure préalable de respecter les obligations prévues au paragraphe I de l’article L.225-102-4 du Code de commerce, restée vaines dans un délai de trois mois, de sorte que cette mise en demeure constitue une condition de recevabilité de l’action en injonction ».
La qualité et clarté de la mise en demeure envoyée à la société et est également confirmée par la Cour d’appel de Paris, dès lors qu’il s’agit d’une interpellation suffisante de Total Energies sur « les manquements à son obligation de vigilance en matière climatique et sur les actions à entreprendre, prenant le soin de faire preuve de pédagogie afin de guider l’entreprise dans la compréhension des manquements reprochés, de rappeler le contexte et l’Accord de Paris et les objectifs du GIEC et les mesures de vigilances attendues ».
Bien que la Cour d’appel de Paris ne s’oppose pas à la combinaison de ces deux fondements juridiques au sein d’une même action judiciaire, elle remet en cause la recevabilité d’agir de certaines associations au motif que les statuts ne prévoient pas un droit d’agir en association. En outre, leur compétence est circonscrite aux territoires qu’elles administrent. En conséquence, seule la demande de la Commune de Paris est recevable.
Par ces trois arrêts, la Cour d’appel de Paris éclaire les parties sur différentes questions relatives à la mise en œuvre d’une action judiciaire basée sur le plan de vigilance et notamment sur le caractère précis et clair de la mise en demeure laquelle doit permettre à la société visée de faire les mises à jour nécessaires de son plan de vigilance, avant toute action judiciaire.
La Cour d’appel affirme que la mise en demeure est une condition sine qua non de la recevabilité de la demande. L’assignation ne peut se substituer à la mise en demeure et elle ne peut en aucun cas régulariser des défaillances d’une mise en demeure.
Ainsi, la mise en demeure n’est pas une simple formalité préalable à l’action en justice, elle doit interpeller et préciser les obligations de la société visée de manière précise et détaillée.
Cette mise en demeure, ainsi que l’acte introductif d’instance, doivent également viser les bonnes personnes, à savoir la société mère soumise au devoir de vigilance et non pas la filiale, alors même que la filiale serait à l’origine des faits litigieux.,
Il convient ainsi de rappeler la portée de ces arrêts dans le cadre plus global du devoir de vigilance. Il revient ainsi aux tribunaux français de contrôler la mise en œuvre des plans de vigilance et de trouver l’équilibre entre le devoir de vigilance des entreprises et les obligations quant à la mise en œuvre de leurs obligations en matière de sécurité et des protections des droits fondamentaux humains et environnementaux.
Cour d’appel de Paris, le 18 juin 2024, n° 21/22319
Cour d’appel de Paris, le 18 juin 2024, n° 23/14348
Cour d’appel de Paris, le 18 juin 2024, n° 23/10583